Renforcement Première année (B. Marquer)

Flaubert, L’Education sentimentale (1869)

            Ce roman est écrit contre Michelet et la conception romantique de l’Histoire et du Peuple, qui n’est en aucun cas pour Flaubert sujet de l’Histoire, mais force brute agie. Flaubert ne croit pas en la démocratie, professe son mépris pour l’engagement politique comme « littéraire » (l’auteur ne doit pas apparaître dans son œuvre) mais décide malgré tout de donner sa vision de la Révolution de 1848. Cf. 1er résumé de l’ES : montrer la « bêtise des républicains » et la « férocité des bourgeois » (personne n’est épargné dans le roman).

Comment ?

par une simple mise en perspective qui ne fait pas sens, qui ne conclut rien (cf. haine de la conclusion chez Flaubert), notamment en racontant l’Histoire par la petite porte – celle de l’esprit velléitaire et conventionnel de Frédéric Moreau, emblème d’une bourgeoisie qui joue à se faire peur –

par l’ironie qui en découle (décalage entre ce que perçoit Frédéric Moreau, incapable de synthétiser, de comprendre les enjeux, et de s’engager dans ce qu’il vit)

 par ce que Michel Raimond appelle le « réalisme subjectif » (« présenter au lecteur la réalité fictive à travers l’optique d’un protagoniste »), qui met en regard le privé et le public, la conquête amoureuse et la conquête politique.  Les correspondances entre le politique et le privé transforment donc les scènes de la vie privée en métaphores des événements historiques, non pour mettre en évidence leur portée et leur signification politique mais pour représenter d’une manière critique l’état d’esprit qui les anime. Et pour déconstruire le rapport causal que recherche la conception romantique de l’Histoire, pour y substituer la contingence des petites rencontres individuelles, gouvernées par l’intérêt.

            Ce passage, qui rend compte des débuts de la Révolution de 1848, est emblématique du fonctionnement du roman : Rosanette est une demi-mondaine que Frédéric décide de « conquérir » (conquête dérisoire) car il ne parvient pas à séduire madame Arnoux, femme plus âgée et mariée, qu’il vénère en silence (Frédéric est un anti-Rastignac, un personnage velléitaire, souvent considéré comme le premier « anti-héros » de la littérature française). Dans ce passage, l’articulation du public et du privé, de l’histoire individuelle et de l’histoire collective, permet de tourne en dérision la Révolution, par l’intermédiaire du regard porté par un jeune bourgeois et une prostituée : les événements et leur portée sont minorés, réduits au statut de simple spectacle, et la dimension collective est confisquée au profit d’une parodie de conquête amoureuse. Frédéric jette son dévolu sur Rosanette parce qu’il a échoué avec madame Arnoux, et la « réforme » du jeune bourgeois est en réalité une trahison : l’histoire d’amour allégorise déjà la trahison à venir – celle de la bourgeoisie, uniquement préoccupée par ses intérêts individuels.

 

Zola, Préface de La Fortune des Rougon (1871)

            Zola développe un parallélisme entre la démarche scientifique et la démarche littéraire. Il fait référence à Claude Bernard qui a démontré que la connaissance du milieu intra-organique est indispensable à la compréhension des relations de cause à effet entre les phénomènes biologiques. De la même façon, dans le roman expérimental, l’analyse du milieu social permettra de comprendre les comportements humains et pour Zola la littérature est de ce fait considérée comme un instrument d’analyse scientifique. Pour Zola, le monde est analysé à travers le déterminisme de l’hérédité. Il s’agit de mettre au jour, de manière littéraire, dans un champ d’étude défini où se mène l’expérience, les causes (héréditaires, familiales, sociales) qui permettent de comprendre les comportements des êtres humains dans un groupe donné. Le roman est présenté à la fois comme le lieu et l’instrument de l’analyse, celle-ci portant sur les influences réciproques du milieu sur l’homme et de l’homme sur le milieu. Le roman naturaliste se donne pour ambition de recréer les conditions d’une expérience, non pas de laboratoire, mais sociale, pour étudier la réciprocité des effets hommes/milieu, et milieu/hommes, pour les expliquer et les comprendre. La vocation du roman expérimental est de faire de la littérature un domaine scientifique de découverte, d’analyse et de connaissance de l’homme. Le roman expérimental et le naturalisme constituent les applications littéraires du positivisme.

 

Zola, La Curée (1872)

            Ce texte constitue à la fois une présentation et une analyse historique des années qui ont suivi le coup d’Etat de décembre 1851. Ce passage évoque ainsi la vie politique sous le 2nd Empire, le caractère autoritaire du régime, l’importance de l’ordre et l’impossibilité pour toute opposition de se manifester. Zola insiste sur l’absence de tout jugement critique et de toute opposition pour des raisons de censure et de surveillance policière. Cette absence de vie politique est remplacée, comme le montre le texte, par une activité affairiste, par l’aventure de la spéculation et par la recherche effrénée du profit et des plaisirs. Le texte explique comment le contexte politique autoritaire a déclenché et a contribué à développer, en compensation, une atmosphère délétère de corruption, de « pourriture » et de spéculation, de dégradation générale des mœurs à Paris : libertinage, prostitution, spéculation immobilière, affaires véreuses qui apparaissent comme les conséquences d’une politique qui réduit toute une société au silence, et qui la pousse vers la jouissance.

            Zola critique le Second Empire qu’il accuse d’être un régime illégitime : en effet Napoléon III n’a su séduire que « quelques » départements et non la France entière ; de plus il n’a pas reculé devant un coup d’Etat, « le sang de décembre ». La censure règne sur le régime impérial, « le silence s’était fait à la tribune et dans les journaux ». Enfin, Zola stigmatise la perte des valeurs de la société impériale : seuls l’argent et les plaisirs y règnent avec leur cortège de vices et de corruption. Les champs lexicaux des affaires (« argent », « trésors », « pièces de cent sous », « or ») et des plaisirs (« rires clairs de femmes », « baisers », «amusements ») parcourent tout le texte pour rendre la critique plus acerbe. 

            Aristide Saccard incarne le personnage du spéculateur, profitant des grands travaux haussmanniens pour s’enrichir. L’image de la curée renvoie à cette véritable mise à sac de Paris par les spéculateurs, et fait le lien entre le carnage de la ville et un régime politique profondément rétrograde. Comme dans Le Ventre de Paris, portrait des Halles qui, selon Zola, allégorisent le monde des « honnêtes gens » (ces petits commerçants soutenant passivement Napoléon III), le Second Empire marque le déferlement des appétits les plus viscéraux, et correspond à une véritable négation du politique, à un repli frileux sur soi au profit des « affaires ». L’ordre qu’il promet est en réalité le règne du chacun pour soi, ou seuls les plus puissants ou les plus malins tirent leur épingle du jeu (Eugène Rougon est constamment décrit comme une bête fauve, et il devient, en raison de ses qualités proprement animales, ministre de l’Empire ; Saccard renvoie plus, quant à lui, à l’oiseau de proie). Ce faisant, Zola parodie la célèbre expression de Napoléon III (« l’Empire, c’est la paix »), en montrant que le Second Empire marque le règne du carnage, d’une société prostituée, et que l’ordre qu’il impose est tout sauf « politique », puisqu’il correspond au règne du chacun pour soi, des appétits débridés.

 

Octave Mirbeau, Le Jardin des supplices (1899)

Le Jardin des supplices d’Octave Mirbeau, publié en 1899, est un roman qui « compile » un certain nombre de textes déjà publiés, et prenant, du fait de cette compilation, un sens nouveau. On a souvent rapproché Mirbeau des décadents, dans la mesure où le récit apparaît « fragmenté », et que chaque fragment possède une autonomie propre (du fait, notamment, de son autonomie précédente, puisque chaque « morceau » avait déjà été publié). Mais Mirbeau joue davantage avec les codes et les attentes de son époque qu’il ne suit une esthétique précise. Le roman est en effet divisé en trois parties, qui relèvent d’esthétiques différentes. Le « Frontispice » est le récit d’une conversation de fumoir entre hommes ayant pour objet la femme ; un des convives, « l’homme à la figure ravagée », prend alors la parole pour raconter son histoire qui doit se révéler édifiante pour le reste de l’auditoire, bien que celui-ci avoue dès le départ qu’elle ne « prouve rien ». « En mission » raconte son expérience de la corruption politique, dans l’ombre de Mortain, condisciple plus habile que lui devenu ministre. Après un échec électoral, le narrateur est obligé de quitter la France, et se fait passer pour un explorateur à la recherche de l’initium protoplasmique, cellule originelle de la vie. Il rencontre en route une mystérieuse anglaise, Clara, dont il pense que l’amour pourra le racheter. Il décide alors de la suivre en Chine. La deuxième partie (« Le Jardin des supplices ») s’ouvre sur une ellipse de taille, et le retour du narrateur auprès de Clara, après une fuite ratée. Celle-ci l’emmène alors avec elle visiter le bagne pénitentiaire de Canton et, enfin, le dit Jardin des Supplices qui est au cœur du bagne. La dernière partie est donc la description, au milieu des fleurs, d’une suite de supplices dont l’horreur est croissante, l’acmé étant constituée par le supplice de la cloche, dont les ondes sonores constantes quoique presque inaudibles crispent jusqu’à la mort le supplicié qui y est enchaîné. Mais ce paroxysme en prépare un autre, annoncé et attendu en tant que motif fin de siècle incontournable, la crise d’hystérie de Clara, au cours d’une scène entre le sabbat des sorcières et l’orgie païenne. Le roman s’arrête, comme oublieux de sa structure, sur le leitmotiv de la dernière partie, l’appel sans réponse du narrateur : « Clara !… Clara !… Clara !… ». Alors que la première partie (le « Frontispice ») respecte les codes de la nouvelle, et reprend les clichés de l’époque sur la femme, ou le droit au meurtre, la seconde apparaît comme un brûlot politique, dénonçant la corruption de la IIIe République, la dernière partie relevant quant à elle de l’esthétique décadente (le sang et les fleurs).

Ce passage est extrait de la 2e partie (« En mission ») et reprend en partie un article déjà publié par Mirbeau. Son originalité est de tourner en dérision par l’ironie les bienfaits du progrès, et la mission « civilisatrice » de la colonisation, largement admise à l’époque. Elle met en présence un militaire anglais (l’inventeur de la balle Dum Dum) et Clara, dont on perçoit déjà le goût morbide pour le sang (ce que démontrera la 3° partie). On perçoit dans ce dialogue la haine de Mirbeau pour une science devenue inhumaine à force de rationalité, et faisant de l’hygiène (invention du XIXe siècle) une finalité absurde. Le discours colonialiste est ici soutenu par les « vérités » scientifiques de l’époque sur l’inégalité entre les races, qui justifiaient la colonisation. Ce dialogue reprend en outre la discussion autour de la prétendue légitimité du meurtre esquissée dans le « Frontispice », l’objectif de Mirbeau étant de montrer les paradoxes d’une société légalisant le meurtre (la colonisation, la peine de mort) mais condamnant les meurtriers. Le Jardin des supplices met ainsi en regard une « civilisation » meurtrière et les pulsions les plus sombres de l’âme humaine (le besoin de meurtre). A la lecture du roman dans son ensemble, le jardin des supplices chinois de la 3° partie apparaît comme une autre figure de la civilisation occidentale : non un lieu « exotique », mais le reflet troublant du même (une société légalisant le meurtre et une forme de barbarie, tout en prétendant au raffinement).

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